Selon l'Office fédéral de la statistique, les petites et moyennes entreprises (PME) jouent un rôle fondamental dans l'économie suisse. En effet, celles-ci représentent 99,6 % des entreprises présentes en Suisse et génèrent près de 67 % des emplois dans le pays.1
Mais que savons-nous réellement des conditions de travail et de leur impact sur l’état de santé des entrepreneurs, des indépendants, des patrons et des dirigeants de ces PME ?
Rencontre avec Mathias Rossi, professeur à la HEG Fribourg, qui est à l’origine d’une vaste étude sur le sujet, auprès d’un panel d’une centaine d’entrepreneurs de Suisse Romande et dont les résultats seront connus d’ici à la fin de cette année.
La genèse du projet
Il existe un grand nombre d’études sur les conditions de travail des salariés en entreprise et leur impact sur leur santé. En revanche, peu de recherches ont été menées sur la santé des dirigeants d’entreprise. C’est dans cette optique, qu’une enquête pilotée par l’Observatoire suisse Amarok a débuté l’année passée. Mathias Rossi, chef de projet, nous en dit plus : « l’idée est née d’une discussion que j’ai eue avec un collègue de Montpellier, Olivier Torres, lors d’un congrès et d’un constat sur le peu d’informations disponibles sur la santé des entrepreneurs et des travailleurs indépendants. Nous nous sommes dits que cela valait la peine d’approfondir nos connaissances sur le sujet. Ainsi est née l’idée de cet Observatoire Amarok, dédié spécifiquement aux conditions de travail et à leur impact sur la santé de cette catégorie particulière de travailleurs que sont les dirigeants de PME, les entrepreneurs et les travailleurs indépendants ».
Cette enquête est une première en Suisse, puisqu’en dehors de quelques petites études ou contributions éparses, rien n’a jamais été fait. « Notre idée de base a été d’avoir un point de vue global et international sur le sujet pour bien identifier les différents éléments, soit positifs, soit pathogènes pour leur santé », nous indique Mathias Rossi.
Les différentes étapes
L’enquête se déroule sur plusieurs mois auprès d’un panel d’entrepreneurs au sens large (dirigeants de PME, travailleurs indépendants, créateurs d’entreprise). L’objectif de l’étude est de réunir une centaine de personnes, mais uniquement celles qui prennent le risque au sein de l’entreprise. Mathias Rossi, Directeur de l’Institut Entrepreneuriat et PME, nous indique que « les personnes participants à l’enquête seront interrogées plusieurs fois au cours de l’année (5 à 6 fois) au moyen d’un questionnaire dans lequel figurent des questions récurrentes sur leur état de santé, mais aussi sur l’état de santé de leur entreprise. Avec chaque fois, un thème spécifique différent est abordé dont l’alimentation, le sommeil ou la conciliation vie privée-vie professionnelle ».
L’étude en est actuellement à mi-parcours. D’ici l’été prochain, le 3ème questionnaire sera finalisé et l’enquête redémarrera en septembre 2014 avec un 4ème cycle de questions. Le but final est d’obtenir un panorama complet des conditions de travail et de l’état de santé des personnes interrogées et cela, d’ici à la fin de cette année.
Le public-cible est essentiellement la PME, le travailleur indépendant et l’entrepreneur. Il est pertinent de préciser que l’Observatoire Amarok n’est pas restrictif au niveau de l’échantillonnage, puisque toutes les personnes qui répondent à ces critères-là peuvent s’intégrer à l’enquête.
Une volonté de développement national
L’Observatoire Suisse dirigé par le professeur Mathias Rossi a essentiellement fait de la promotion en Suisse Romande. La plupart des entrepreneurs qui participent à l’enquête viennent de Genève, Lausanne et Fribourg. « Un de nos grands objectifs pour l’année prochaine sera de s’étendre à la Suisse allemande, ce qui impliquera de traduire le questionnaire en allemand et d’avoir une personne d’expression allemande qui puisse faire les interviews ».
Ainsi, il sera très intéressant de pouvoir comparer l’existence ou non de différences de comportement en matière de santé au travail, en fonction des nombreuses régions linguistiques au sein d’un même pays, la Suisse en l’occurrence.
Pour Mathias Rossi, cela fera même partie de ses hypothèses de départ, puisqu’il estime qu’il devrait y avoir certainement des différences marquées entre les entrepreneurs romands et suisse-allemands en terme de vision du travail, de rapport à la santé et de préjugés bien ancrés dans la culture suisse. Ces caractéristiques devraient être intéressantes à étudier et très instructives.
Identifier les facteurs pathogènes
Le monde universitaire et médical possèdent des connaissances sur la santé des travailleurs et leurs conditions de travail, ainsi que sur l’existence de certains éléments inhérents au quotidien des employés. Quatre éléments pathogènes ont donc pu être identifiés au cours de ces études sur l’environnement du « salarié » :
Mathias Rossi tient à préciser : « Si on réfléchit à ces quatre éléments, on se rend compte que l’entrepreneur ou le dirigeant de PME est également soumis à ces mêmes caractéristiques dans ses conditions de travail. Il est stressé comme chaque travailleur, mais son statut d’indépendant est tel qu’il est plus exposé ou soumis au stress pendant plus longtemps. Sa charge de travail est assurément supérieure à la moyenne de la population active. Il doit faire face à l’incertitude de son environnement de travail et de la conjoncture économique. Enfin, il est seul à assumer les décisions stratégiques de l'entreprise, parfois difficiles à prendre. L’enquête a démontré que ce dernier aspect revient très souvent dans nos discussions ».
En d’autres termes, le constat de l’Observatoire Amarok est que tous ces éléments identifiés comme « néfastes » pour la santé sont autant présents dans l’environnement de travail du salarié que celui de l’entrepreneur.
L’entrepreneuriat : plus qu’un choix, une vocation

Alors que beaucoup de promotion et de prévention sont faites au niveau des organismes économiques, de l’Etat ou encore de la Haute Ecole de Gestion au sein de sa filière « master en entrepreunariat » , la société a tendance à idéaliser la carrière entrepreunariale ou le mode de vie d’un entrepreneur.
L’erreur serait de croire que n’importe qui peut devenir dirigeant d’entreprise, alors que cela ne s’improvise pas. Il est nécessaire d’expliquer, de rendre attentif et de mettre en garde les futurs entrepreneurs sur la difficulté de la tâche. Mathias Rossi insiste sur le fait que « les futurs candidats à l’entrepreunariat devront faire appel à d’importantes ressources, afin d’être prêts à affronter le genre de difficultés qui ont été évoquées auparavant ».
Malgré tout, l’entrepreunariat est un domaine d’activités en plein essor. Chaque année, de nombreux commerces ouvrent et de nouveaux business se créent, amenant de la valeur ajoutée au monde économique. En dépit des difficultés économiques et de la charge de travail, le monde des dirigeants de PME n’a pas l’air si angoissé et déprimé. Il existe donc des raisons de se montrer optimiste pour le futur.
Selon Mathias Rossi, « il existe plusieurs éléments positifs dans le métier d’entrepreneur, que je qualifierais de traits de caractère : on s’est rendu compte que les entrepreneurs étaient des gens optimistes » :
Alors dans quel sens penche la balance (pour ou contre l’entrepreunariat) ? Quelles sont les situations à risque ? Comment peut-on renforcer les ressources pour mieux vivre cette carrière d’entrepreneur ? L’Observatoire suisse Amarok tente d’apporter des réponses à ces questions au travers de son enquête.
Changements de comportement
Bien que cela ne soit pas l’une de ses hypothèses de départ, Mathias Rossi et son équipe ont observé des changements d’attitudes de la part des dirigeants interviewés. A mesure que l’enquête progresse, ceux-ci commencent à réfléchir à une modification de leur comportement, en se souciant plus de leur alimentation, de leur consommation d’alcool ou de leur condition physique. Ces infimes modifications d'attitude, tout à fait informels et en cours d'enquête, semblent avoir un impact positif. Au final, il y a lieu de penser que cela pourrait déboucher sur d’importants changements de comportement .
« Le monde entrepreunarial est très difficile à atteindre en terme de programme de prévention. Ce sont des gens qui sont surchargés et qui travaillent énormément. Ils n’ont pas le temps d’aller faire des formations ou de suivre des conférences. Ils sont dans le résultat immédiat et la valeur ajoutée. Ce qui est intéressant dans notre programme, c’est qu’effectivement en travaillant sur le sujet avec eux, on leur offre immédiatement des clés ».
Leur démarche est fondée sur le volontariat. C’est pourquoi, ils abordent cette étude de façon positive. Malgré tout, faire changer les habitudes est très difficile et représente un challenge pour l’Observatoire Amarok.
Ressources à disposition des participants
L’objectif premier de l’enquête est de récolter un maximum d’informations et d’améliorer les connaissances sur la santé des dirigeants d’entreprises. Un autre objectif est d’offrir aux participants des ressources en rapport à leur questionnement et à leur santé dans le but de changer leurs habitudes. Au-delà des constats, il semblerait que la demande des participants d’aller plus loin soit forte. Mathias Rossi précise : « C’est un point que nous sommes en train de développer. A chaque rencontre, on propose aux participants soit un programme de prévention avec un psychologue du travail, soit un programme de coaching qui combine communication et yoga, afin de pouvoir améliorer et faire changer les comportements sur le long terme ».
Pérennisation du projet
Y’a-t-il une volonté d’ouverture à d’autres chefs d’entreprise qui ne participent pas à cette enquête ? Notre interlocuteur nous répond « la vocation de notre site www.observatoire-amarok.ch est de collecter l’ensemble des connaissances, des ressources, des liens qui touchent aux conditions de travail des entrepreneurs et à leur impact sur la santé. Il est ouvert à tout un chacun, surtout aux personnes qui se reconnaissent dans cette catégorie de travailleurs et qui aimeraient se documenter sur le sujet».
Le projet devrait donc se pérenniser, avec notamment une extension à la Suisse alémanique. Offrir plus de ressources, de produits, analyser d’autres situations plus spécifiques pour intéresser de nouveaux financiers est primordial. Pour cela, l’Observatoire Suisse travaille actuellement sur toute une série de modèles économiques et de prestations avec le concours de psychologues du travail pour s’assurer de nouveaux financements. Par exemple, il s'agira de proposer à des entreprises, à des associations patronales ou à des chambres économiques, une analyse de l’état de santé et des conditions de travail de leurs collaborateurs, afin de leur proposer un plan d’action et de créer des synergies entre les entreprises. Au final, « l'équipe dirigeante de l'entreprise décidera seule de l’ampleur qu’elle souhaite donner à cela sur la base de nos recommandations » précise Mathias Rossi.
Ailleurs dans le monde ?
Fondé en France, l’observatoire s’est implanté en Suisse, mais également au Japon. En effet, tout comme la Suisse, c'est un pays de PME, dans lequel les dirigeants ont une vision et une conception particulière du travail. On y travaille beaucoup et tout l’intérêt est de pouvoir les comparer. Il existe aussi des projets d’extension dans le monde francophone, au Québec et en Belgique.
Tant en France qu’en Suisse, il semblerait que les travaux laissent apparaître des similitudes entre les entrepreneurs de ces deux pays, puisque les problèmes de fond semblent identiques.
Un constat toutefois tempéré par notre interlocuteur : « J’aurais tendance à dire que pour l’instant, en Suisse, l'entrepreneuriat est encore privilégié. En effet, nos entrepreneurs suisses se plaignent beaucoup de la bureaucratie, un des éléments clairement négatif pour leur santé, car ils ont l’impression de ne plus avoir assez de temps pour faire leur métier. Mais quand je compare avec la situation française, je crois que l’entrepreunariat suisse est relativement préservé et vit encore dans une bulle, bien que la structure politique suisse avec son fédéralisme et ses 23 cantons ne simplifie pas les choses, puisque de nombreuses réglementations fédérales et cantonales viennent fragmenter l’information ».
La bonne santé des entrepreneurs suisses
Bonne nouvelle, sur la base des premiers résultats de l’enquête, il apparaît que les dirigeants de PME de notre pays sont plutôt en bonne santé, voire en meilleure santé que le reste de la population. Ce sont des gens optimistes et résistants. Petit revers de la médaille, ils adoptent du coup peu de comportement préventif en matière de santé et d’alimentation. En conséquence de cette négligence, ils se retrouvent sous pression au moindre petit souci, engendrant des problèmes de santé plus conséquents sur le long terme.
Nous ne pouvions pas parler de la santé des entrepreneurs sans aborder la couverture d’assurance « perte de gain ». En effet, celle-ci représente un coût non négligable pour des travailleurs indépendants et certains seraient tentés d’y renoncer. Aussi longtemps que les questionnaires de santé des assurances qui proposent d’assurer la perte de gain seront intrusifs, voire exclusifs, les dirigeants d'entreprise resteront l'une des catégories de travailleurs les moins bien assurés de Suisse.
Mathias Rossi nous apporte quelques précisions sur ce point crucial : « Les entrepreneurs ne sont pas moins malades que le reste de la population, mais ils sont moins absents. Ils le sont le samedi et le dimanche. Je pense plus généralement que l’explication réside dans l’image que l’entrepreneur a de lui-même : celui-ci doit être à la barre de son entreprise et surtout montrer l’exemple à ses collaborateurs, à ses fournisseurs et à sa clientèle. Quelles seraient les conséquences d'une absence prolongée de l'entrepreneur pour raison de santé sur la bonne marche de son entreprise ? ».
L’Observatoire Amarok organise régulièrement des conférences. A ces occasions, des entrepreneurs sont invités à venir témoigner de leurs problèmes de santé. Ce concept totalement novateur est apprécié. Recevoir un entrepreneur qui vient s’adresser à un auditoire attentif et partager ses problèmes de santé était absolument impossible il y a cinq ans. Même si c’est une petite avancée, un changement complet des mentalités est un processus long, car la majorité des entrepreneurs sont encore dans un modèle : « il faut être fort, ne pas manquer le travail et ne pas s’écouter ».
Conclusion
Cette première enquête sur la santé des dirigeants de PME et des indépendants arrivera à son terme d’ici quelques mois. Bien que les dirigeants des grandes entreprises suisses ne soient pas au cœur de cette étude pilotée par l’Observatoire Suisse Amarok, il y a fort à parier que les conclusions de l’enquête et les résultats obtenus par le Professeur Mathias Rossi et son équipe seraient identiques, si l’on interrogeait de grands patrons suisses. En effet, ils souffrent indéniablement des mêmes maux que les petits indépendants en terme de santé, même si leurs conditions de travail ne sont pas comparables.
Bien qu’à la tête de sociétés employant des centaines, voire des milliers de personnes, ces patrons souffrent de grande solitude : un manque de communication avec leurs collaborateurs, leur conseil d’administration ou leurs actionnaires pourrait en être l’une des causes.
La relative bonne santé du monde entrepreunarial suisse ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Cette problématique de la santé des dirigeants dans son ensemble devra faire l’objet d’une vaste réflexion. Combien de temps avant que le monde politique et économique prenne la mesure de ce mal insidieux. Des événements récents sont venus nous le rappeler avec la mort de Carsten Schloter, patron de Swisscom, ou celle du directeur financier de Zürich Insurance Group, Pierre Wauthier.
Cela ne sert à rien de s’offusquer face à l’impensable et de ne pas en tirer d’enseignements. Espérons que le travail accompli par l’Obervatoire Suisse Amarok au travers de cette toute première enquête sur la santé des entrepreneurs suisses ne restera pas sans suite.
Sources :
1 http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/06/02/blank/key/01/groesse.html