
Dans cette seconde partie de notre entretien avec Jean-Paul Périat, consul honoraire du Kazakhstan, nous explorons les dynamiques complexes qui façonnent l'Asie centrale moderne. Entre traditions nomades et révolution technologique, influences chinoises et héritage russe, la région s'impose comme un acteur majeur de la nouvelle donne mondiale.
L'Asie centrale se trouve aujourd'hui au cœur d'un nouveau "Grand Jeu", cette fois entre la Chine, la Russie et l'Occident. Pour Jean-Paul Périat, qui observe cette évolution depuis des décennies, la situation est plus nuancée qu'il n'y paraît. « Au Kazakhstan, la Chine est un partenaire stratégique. Elle finance beaucoup d'infrastructures : routes, aéroports, chemins de fer », explique-t-il.
Le Kazakhstan occupe une position géographique cruciale pour Pékin. « Le Kazakhstan est un passage clé pour le commerce chinois », souligne Jean-Paul Périat. La Nouvelle Route de la Soie transforme le pays en hub logistique majeur entre l'Asie et l'Europe. Les investissements chinois se comptent en milliards de dollars : autoroutes, lignes ferroviaires, ports secs, infrastructures énergétiques.
Mais la Russie conserve son statut particulier. « La Russie reste cependant le "grand frère" avec lequel la frontière est énorme et les liens historiques forts », note Jean-Paul Périat. Malgré les tensions géopolitiques actuelles, « les contacts entre Poutine et Tokayev restent constants ». Une relation pragmatique que le Kazakhstan entretient avec soin.
L'Europe, elle, « gagne aussi en importance ». La guerre en Ukraine accélère cette tendance, poussant les entreprises occidentales à diversifier leurs partenariats. « Pour moi, Chine et Russie sont les partenaires principaux, mais l'Europe gagne aussi en importance », résume Jean-Paul Périat.
L'un des paradoxes les plus frappants de l'Asie centrale moderne réside dans la persistance de la langue russe. Jean-Paul Périat, qui assiste régulièrement aux réunions officielles, témoigne de cette réalité : « Lorsque les politiciens se réunissent, ils s'expriment officiellement en kazakh, mais une fois la réunion terminée, ils repassent immédiatement au russe ».
Cette situation illustre la complexité identitaire de la région. « Beaucoup d'enfants continuent de parler russe avec leurs parents, plutôt que leur langue nationale – que ce soit le kazakh, l'ouzbek ou le kirghiz », observe-t-il. Le russe demeure la lingua franca régionale, facilitant les échanges commerciaux et diplomatiques.
« Il existe une volonté politique et culturelle de revenir aux langues nationales, mais c'est un processus complexe », reconnaît Jean-Paul Périat. Sur le terrain, la réalité s'impose : « Lorsque je me rends au Kazakhstan, je constate que la langue réellement dominante dans la vie quotidienne, ce n'est pas le kazakh, mais bien le russe ».
Cette situation présente des avantages pratiques pour les investisseurs européens. Maîtriser le russe, comme Jean-Paul Périat, ouvre les portes de toute la région, du Kazakhstan à l'Ouzbékistan.
L'un des aspects les plus surprenants de l'évolution régionale concerne l'adoption des nouvelles technologies. Le Kazakhstan mise résolument sur l'innovation : « Intelligence artificielle, crypto-monnaies, blockchain... La blockchain est d'ailleurs déjà appliquée concrètement, notamment pour le suivi des containers traversant l'Asie centrale », détaille Jean-Paul Périat.
Cette application pratique impressionne l'ancien financier : « Chaque container est équipé de puces, ce qui permet de savoir en temps réel où il se trouve et quelle marchandise il transporte ». Une traçabilité parfaite sur la Route de la Soie, rassurante pour les investisseurs et les compagnies d'assurance.
Le centre financier d'Astana, inspiré de Dubaï, attire les géants de la finance mondiale. « Goldman Sachs, mais aussi les Chinois », s'y installent. L'ouverture aux crypto-monnaies et aux fonds d'investissement positionne le Kazakhstan comme un laboratoire financier régional.
En Ouzbékistan également, « le secteur de la construction est en plein essor ». Jean-Paul Périat raconte sa rencontre avec des entrepreneurs russes venus de Moscou : « Comme le marché de la construction en Russie ralentissait, ils ont choisi de s'installer en Ouzbékistan, où le secteur est réellement en pleine explosion ».
Ce qui fascine particulièrement Jean-Paul Périat, c'est la capacité des peuples d'Asie centrale à concilier modernisation et traditions ancestrales. « Ce que j'admire, c'est cet esprit nomade qui perdure », confie-t-il. « Les Kazakhs aiment toujours les chevaux, la chasse, et passer du temps dans les yourtes ».
Cette continuité culturelle traverse toutes les classes sociales : « Même les habitants des villes, riches ou urbains, conservent ces traditions le week-end : ils pêchent, chassent, vivent au rythme de leurs racines ». Un phénomène rare dans un monde globalisé qui tend à uniformiser les modes de vie.
Cette « continuité culturelle, malgré la modernisation », représente selon Jean-Paul Périat « une richesse essentielle ». Elle confère aux peuples d'Asie centrale une identité forte, résistante aux influences extérieures tout en restant ouverte à la modernité.
L'espoir de transformation démocratique repose sur les épaules d'une nouvelle génération. « La nouvelle génération, âgée de 35-40 ans, éduquée à l'étranger, a une vision différente », observe Jean-Paul Périat. « Ces jeunes veulent développer leur pays et ne pensent pas à la corruption ».
L'éducation internationale fait la différence. « Les personnes qui ont étudié à l'étranger ou dans des universités internationales ont une ouverture d'esprit beaucoup plus large », note-t-il. À l'université de Saint-Gall, certains étudiants d'Asie centrale « parlent suisse-allemand et ont une vision internationale ».
Cette évolution générationnelle transforme progressivement les mentalités. « Dans les 20 dernières années, l'Asie centrale a beaucoup changé grâce à eux », reconnaît Jean-Paul Périat. « C'est avec ces personnes que l'on peut vraiment travailler ».
Malgré les opportunités, des défis majeurs subsistent. Jean-Paul Périat identifie un problème récurrent : la faiblesse des business plans. « Quand je travaillais en Russie, notamment avec l'Académie des sciences, j'ai vu de nombreux projets, mais nous n'avons jamais réussi à obtenir un business plan vraiment sérieux », regrette-t-il.
Ce défi technique reflète une différence d'approche entrepreneuriale. Les entrepreneurs d'Asie centrale « cherchent avant tout la durabilité. Ils veulent construire quelque chose qui dure dans le temps, plutôt que de prendre des risques extrêmes pour un gain rapide ». Une philosophie différente de l'approche américaine où « faire faillite ne porte pas atteinte à leur réputation ».
Pour Jean-Paul Périat, cette mentalité présente des avantages : « Ils veulent construire quelque chose de solide et de durable ». Mais elle nécessite un accompagnement technique pour formaliser les projets selon les standards internationaux.
Pour Jean-Paul Périat, l'Asie centrale incarne l'avenir d'un monde multipolaire où différentes influences coexistent sans s'exclure mutuellement. « Le Kazakhstan et l'Ouzbékistan » représentent « les deux pôles principaux » de cette transformation.
Sa philosophie, forgée par quarante ans d'expérience, reste guidée par l'engagement : « Si un homme n'a pas de but dans la vie, quel qu'il soit, et qu'il n'essaie pas de l'atteindre, il finit par être malheureux ». « L'engagement donne une direction, une raison d'avancer ».
« J'ai toujours la même passion qu'à 30 ou 40 ans », confie-t-il. « Mon travail, mes différentes activités me motivent encore énormément ». Cette énergie intacte lui permet de continuer à tisser des liens entre l'Europe et l'Asie centrale, incarnant cette « compréhension mutuelle » qu'il prône depuis des décennies.
L'Asie centrale, loin d'être un simple terrain de jeu géopolitique entre grandes puissances, s'affirme comme un acteur souverain capable de naviguer entre les influences tout en préservant ses intérêts et son identité. Un équilibre subtil que Jean-Paul Jean-Paul Périat observe avec admiration depuis sa position privilégiée de consul et d'entrepreneur passionné.
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Je suis un journaliste kirghize et j'habite à Genève depuis 2009. Je me suis pris d’un grand intérêt pour la Suisse et pour son système politique unique. C’est pour cela que je me trouve actuellement plongé dans l’écriture d’un ouvrage où je rassemble des interviews de différentes personnalités suisses et appartenant à différents domaines de la société. D’autre part, j’ai créé une association du nom de « Alpalatoo » dans le but de faire mieux connaître les liens entre la Suisse et l’Asie Centrale. Pour en savoir plus : https://www.alpalatoo.com/ Je suis l’auteur de deux romans et deux dictionnaires kirghize-français.