
Historiquement, la censure littéraire a été motivée par la protection de l’ordre moral, qu’il soit politique ou religieux. Ainsi, pendant des siècles, les livres jugés obscènes, blasphématoires ou controversés étaient systématiquement interdits par les différentes autorités (souverains, Eglise, Etat). Si l’on pense aujourd’hui à la censure littéraire comme étant d’abord une censure physique des livres en bibliothèques ou librairies, comme nous l’avons expliqué dans nos premiers articles, elle est malheureusement aussi numérique.
À l’heure où certains crient aux « fakes news » et promeuvent la cancel culture, il faut dire que l’invisibilisation de l’information et de la littérature aux Etats-Unis représente un véritable autodafé numérique.
Dans ce contexte, la modération des informations, quels que soient leurs formats, est justifiée par un besoin d’ordre et de contrôle.
Et bien sûr, si retrait en bibliothèque il y a, les catalogues en ligne des institutions scolaires ou publiques ne sont pas épargnés non plus.
Les plateformes telles qu’Apple ou Amazon, pour ne citer qu’elles, promeuvent certes la lecture numérique, mais elles ont également un contrôle permanent sur le contenu mis à disposition.
Par exemple, sur les liseuses Kindle, les utilisateurs n’ont qu’une simple licence d’accès aux e-books, sans la possibilité de pouvoir prêter, revendre ou donner leur livre comme ils pourraient le faire avec un ouvrage physique.
Comment expliquer cela ?
Les technologies de gestion des droits numériques (DRM) en sont la cause.
Elles « tentent de contrôler ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire avec les supports et le matériel que vous avez achetés.
Vous avez acheté un ebook sur Amazon mais vous ne pouvez pas le lire sur le lecteur d’ebook de votre choix ? C’est ça les DRM. »
Cet article de Vice Media le résume bien :
« Vous voyez, lorsque vous ne disposez pas d'une copie papier, ou au moins d'une copie téléchargée que vous contrôlez, vous ne faites qu'obtenir une licence d'utilisation du contenu auprès de l'entreprise qui vous a pris votre argent. Vous n'en êtes pas propriétaire. Vous pouvez simplement l'utiliser à la discrétion de leurs caprices.
Télécharger vos livres Kindle était un moyen de vous assurer que, si Amazon ou un éditeur tentait d'accéder à vos comptes Kindle pour révoquer ou modifier vos livres, vous auriez au moins une copie intacte pour vous-même. Cette option ayant été supprimée, vous êtes à nouveau complètement à leur merci.
À moins, bien sûr, que vous ne téléchargiez vos livres électroniques à partir de librairies indépendantes ou que vous n’achetiez un livre papier.”
L’article L’économie anti-propriété de l’ebook, rappelle que « l’éthique des bibliothèques inclut la « liberté intellectuelle », le principe d’un droit privé à la lecture et la recherche basée sur l’idée que les gens devraient être capables de lire, d’apprendre et de débattre sans être surveillés et enregistrés ».
Or, nous savons que nos habitudes de recherches et de lectures sont suivies.
Il existe bien des lois concernant la vie privée pour les lecteurs et les chercheurs, basées sur le principe de la liberté intellectuelle, mais elles ont été rédigées bien avant l’ère des livres électroniques.
Il est donc difficile de faire valoir les droits des usagers des bibliothèques en l’absence de législation à jour.
Il serait donc nécessaire d’adapter les lois existantes aux pratiques de lecture numérique existantes et de créer une législation permettant le transfert d'e-books entre plateformes.
Les plateformes devraient quant à elles faire preuve de plus de transparence vis-à-vis de leurs critères de modération.
Et pourquoi ne pas promouvoir des bibliothèques numériques indépendantes au lieu de les écraser au profit des grandes plateformes ?
Ce chapitre met en lumière une évolution préoccupante de la censure littéraire : son passage du monde physique vers l’univers numérique. Contrairement aux interdictions traditionnelles, facilement identifiables, la censure numérique opère de manière plus subtile mais tout aussi efficace. Elle s’appuie sur les technologies DRM et le contrôle exercé par les grandes plateformes, créant une situation où les lecteurs perdent progressivement leurs droits fondamentaux sur les œuvres qu’ils acquièrent.
Cette transformation pose des défis majeurs pour les bibliothèques et l’accès démocratique à la culture, nécessitant une adaptation urgente du cadre législatif et une prise de conscience collective de ces nouveaux enjeux. La préservation de la liberté intellectuelle à l’ère numérique exige une vigilance accrue et des solutions innovantes pour contrer cette nouvelle forme d’autodafé silencieux.
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Crédit photo : Chloé Wahl
Dès mon plus jeune âge, les livres m'ont ouvert des fenêtres sur le monde. Chaque page tournée était une nouvelle aventure, chaque histoire m'a aidée à construire mon imagination et mon esprit critique. Cette fascination pour le monde des livres m'a naturellement menée vers ma vocation, devenir agente en information documentaire. Mon but est de continuer à connecter les gens avec les bons livres et les bonnes ressources numériques. Il me tient également à cœur de rester engagée dans la mission primordiale des bibliothèques : promouvoir l'accès à la culture pour tous les publics malgré les nombreux défis qui s'imposent.