
La Maison Rousseau et Littérature, haut lieu d’échanges intellectuels à Genève, a accueilli le 24 mai dernier la conférence de clôture du Festival « Ecrire Pour Contre Avec » - L’intelligence artificielle, organisée en partenariat avec le Club Suisse de la presse. Modérée par Isabelle Falconnier, directrice exécutive du Club suisse de la presse, cette rencontre a réuni des personnalités éclairées du monde journalistique : Nathalie Pignard-Cheynel, Jean Abbiateci et Frédéric Lelièvre.
Loin d’une vision simpliste, les intervenants ont dépeint un tableau nuancé de l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans le journalisme, soulignant les opportunités offertes, mais aussi les défis éthiques, déontologiques et pratiques soulevés pour la profession.
Isabelle Falconnier, introduit le sujet en rappelant que l’intelligence artificielle n’est plus une perspective lointaine mais une réalité tangible qui s’invite déjà dans notre quotidien et dans les rouages de la production journalistique.
Nathalie Pignard-Cheynel, professeur ordinaire en journalisme à l’Université de Neuchâtel et spécialiste des mutations du journalisme à l’ère numérique, rappelle que l'IA, bien qu'impressionnante, reste un outil et non un substitut à la complexité de la pensée humaine.
La question centrale, selon elle, « n'est pas l'outil en lui-même, c'est l'usage qu'on peut en faire et plus particulièrement son utilisation, dès lors qu'on ne comprend pas réellement comment il fonctionne ». C’est à partir de ce questionnement qu’a été créé au sein de l’Université de Neuchâtel un cours spécifique dédié à l'usage et aux pratiques de l'IA dans le domaine du journalisme.
Jean Abbiateci, journaliste, rédacteur en chef et fondateur du média Bulletin, fait part de ses observations sur l'intégration progressive des outils d'IA dans les processus de production. Il partage notamment son sentiment de vertige et met en garde contre une adoption aveugle de l’IA en insistant sur l'importance de la formation des journalistes.
« Ma réflexion à moi, c'est de me dire, les gens achètent un média non pas pour avoir un texte écrit par un robot, mais écrit par un être humain ».
Frédéric Lelièvre, CEO et rédacteur en chef de l’Agefi ainsi que président du Club Suisse de la presse, apporte quant à lui une perspective enthousiaste sur l’utilisation de l’IA.
« Un autre outil est venu dans notre quotidien, il s'appelle Whisper, qui nous aide à retranscrire les interviews qu'on réalise, on a un protocole d'utilisation de cet outil, qui fonctionne avec la plateforme d'OpenAI, et qui nous a fait gagner énormément de temps ».
Frédéric Lelièvre décrit comment, durant la fin de l’année 2022, l’intelligence artificielle lui a permis, ainsi qu’à ses collègues, de gagner un temps inestimable dans un délai très serré :
« En décembre, est arrivé la commission d'enquête parlementaire sur le Crédit Suisse. C'était un rapport très attendu par tout le monde, y compris la rédaction de l’Agefi. Ce rapport arrive un mercredi matin sous embargo : 600 pages, et nous avions 48 heures pour les lire. On avait anticipé ce rapport par quinze questions qu'on se posait, et auxquelles le rapport pourrait peut-être répondre.
[L’IA] va nous aider à aller chercher et à synthétiser beaucoup plus rapidement qu'on ne le ferait, surtout lorsqu’on a que 600 pages à lire, on est frais pendant peut-être 20 pages et au bout de 50 pages, on l’est un petit peu moins ».
Jean Abbiateci partage quant à lui une anecdote amusante sur l'utilisation de chatGPT : « Un jour, j'ai photographié mon frigo, qui était presque vide, et j'ai mis en prompt ‘’donne-moi une recette avec ça’’. [ChatGPT] a identifié les différents interprétateurs, et m'a mis une recette, qui n'était pas folle, je ne me souviens pas de ce qu'il y avait. Mais il a écrit une recette ».
Qui est responsable d'une erreur commise par une intelligence artificielle ?
Jean Abbiateci illustre cette problématique avec un exemple très récent : « Deux journaux américains [le Chicago Sun Times et le Philadelphia Inquirer] ont publié une liste de quinze livres à lire, sauf qu'il n'y en avait que cinq qui étaient réels, le reste c'était des choses qui avaient été créées par l’IA. […] Ce qu'il ne faut pas oublier quand même [dans un média], c'est le dégât d'image. Une erreur, c'est un vrai dégât d'image. Si vous faites un raté monumental, ça va s'écrouler. Sans vrai contrôle, c'est compliqué. »
Nathalie Pignard-Cheynel souligne l'importance de développer des codes de conduite et des réglementations pour encadrer l'usage de l'IA dans le journalisme, insistant sur le fait que la supervision humaine reste indispensable. Elle s’exprime notamment sur la transparence de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les médias :
« Qu’est-ce qu’on déclare dans l’utilisation de l’IA ? J'ai l'impression, […] que les médias sont un petit peu en train de glisser de la question de la transparence vers la question du contrôle préalable. Finalement, dans l'évolution qu'on voit dans les chartes dont se dotent les médias, c'est de dire : ‘’la transparence, oui, mais peut-être pas une transparence totale’’. […] En revanche, le contrôle humain sur tout ce qui sort in fine et tout ce qui est mis à la disposition du public, ça, c'est un principe sur lequel on ne doit pas transiger ».
L’exemple de Frédéric Lelièvre résume bien l’importance du contrôle humain sur ce qui est produit par l’IA :
« Cette semaine, on a publié la première image générée par une IA, qui s'appelle Sora. Sora est intégrée dans l'outil ChatGPT. On a fait pas mal de tests de génération d'images, et c'était nul. Il inventait n'importe quoi, c'était complètement incohérent, très compliqué. En fait, la difficulté avec une IA, c'est de lui expliquer les choses de la bonne manière pour obtenir le résultat qu'on cherche, il faut bien écrire un prompt. […] Et dans les images, ça rendait très, très mal. C’est vrai qu’à L’Agefi, on a beaucoup de sujets qui sont très compliqués à illustrer.
[…] Et cette semaine, on a eu un résultat qui a été assez satisfaisant pour qu'on le publie. On a fait un grand sujet sur les stable coins. Ce sont des crypto-monnaies qui sont annoncées à des vraies devises, en particulier le dollar. […] Et on a créé une sorte de fausse pièce, mais avec le nom de cette devise derrière un faux billet de dollars, parce qu'elles sont toutes presque liées au dollar. Et alors, l'IA s'est complètement trompée.
[…] Donc plutôt d'avoir ‘’United States of America’’, il y avait quelque chose écrit en cyrillique, c'était un peu curieux. On a dû un petit peu retoucher quand même, à la main, cette image pour la touche finale. Et puis on a voulu le mettre comme crédit […] cette image a été générée avec l'aide de Sora, qui est une intelligence artificielle. »
Le défi majeur réside désormais dans la capacité des rédactions à intégrer ces technologies de manière éthique, à former leurs équipes, et à définir clairement les frontières entre l'automatisation et la responsabilité humaine. Comme le résume Nathalie Pignard-Cheynel :
« l'IA ne vient à aucun moment remplacer ce que fera le journaliste. Avec nos étudiants, ce qu'on essaye de faire, c'est de leur dire, ‘’vous devez vraiment apprendre à utiliser le mieux possible cet outil-là pour servir votre expertise’’.
[…] À partir du moment où on sait ce que l’on cherche et ce que l’on peut trouver, ce sera beaucoup plus pertinent que de simplement dire, ‘’je n’y connais rien, dis-moi’’ : ça ne marche pas. […] C'est un outil qui doit s'intégrer dans beaucoup d'autres pratiques, dans une journée de travail, par petites touches, plutôt que venir uniquement remplacer, et donc s'inscrire dans cette expertise. »
La table ronde de la Maison Rousseau et Littérature démontre clairement que l'intelligence artificielle n'est pas une menace existentielle pour le journalisme, mais plutôt un puissant catalyseur de changement.
Loin d'une vision dystopique où des robots remplaceraient les journalistes, l'image qui se dessine est celle d'une collaboration. L'IA devient un outil d'assistance, permettant aux professionnels de l'information de se libérer des tâches répétitives pour se concentrer sur ce qui fait l'essence de leur métier : l'enquête, l'analyse, la mise en perspective, et surtout, la capacité à raconter des histoires avec une âme.
Crédit photo : peshkova via Depositphotos
Dès mon plus jeune âge, les livres m'ont ouvert des fenêtres sur le monde. Chaque page tournée était une nouvelle aventure, chaque histoire m'a aidée à construire mon imagination et mon esprit critique. Cette fascination pour le monde des livres m'a naturellement menée vers ma vocation, devenir agente en information documentaire. Mon but est de continuer à connecter les gens avec les bons livres et les bonnes ressources numériques. Il me tient également à cœur de rester engagée dans la mission primordiale des bibliothèques : promouvoir l'accès à la culture pour tous les publics malgré les nombreux défis qui s'imposent.